Feuilleton – L’Enfer Chant 22
Cinquième bolge. Ciampolo le français de Navarre. L’escadron des diables ridiculisé par plus diables qu’eux.
Encadrés et guidés par les démons, Dante et Virgile longent les rives de cette mare infernale où cuisent des damnés jouant à cache-cache avec les diables, plongeant sous cette poix brûlante pour échapper aux sévices et aux harpons.
Dante, attentif, observe ce bas monde. Soucieux de sa mission, il voudrait bien pouvoir ramener quelques images saisies sur le vif, un micro-trottoir tant qu’à faire, en interrogeant, par exemple, l’un de ces condamnés de cette étrange faune qui grouille quelque part, ici en-dessous.
Justement les diables viennent de saisir un baigneur, pas suffisamment prompt à se mettre à couvert, qu’ils trainent au sec. Un français de Navarre, mal né, qui passa sa vie à filouter. Pendant qu’il décline son identité et confesse ses crimes, les diables lui font des misères. Porcelet lui boulotte le crâne et son acolyte Ventenpoupe le crochette au bras, charcute la viande.
On a le son et l’image.
Malgré les inconvénients du direct, l’interview se poursuit et l’on apprend qu’il s’est fait prendre alors qu’il palabrait avec un compagnon : Frère Gomite, un italien justement, « Gallurois, vase d’escroquerie » dit le poète, une grosse pointure : « Pas piètre escroc, mais le roi », et d’ajouter que s’ils veulent entendre des lombards ou des toscans, ici, ça ne manque pas, que diable ! On en trouve à la pelle… et le français de poursuivre avec gourmandise les méfaits de ce prince en tromperie.
Nous sommes sur le versant comique de la Divine Comédie, déjà bien marqué lors de la clôture du chant précédant où Barbapoux, gradé en chef des diables, avait pris congé saluant les convives d’un geste tonitruant, « qui de son cul un clairon avait fait », concluait Dante. Le ton était donné !
Mais… problème, comment faire sortir du bouillon ces italiens avec tous ces démons qui sont postés sur les rives et guettent du haut des rochers. Sont pas fous, quand même ces zigues … Le français donc, demande que les diables s’éloignent, se dispersent, se cachent, sinon… walou, personne ne montrera le bout du museau… qu’ils s’éloignent insiste-t-il et alors, suivant un signal convenu, connu de lui seul et des autres, ils se montreront.
Pour complaire aux deux voyageurs en visite et dument accrédités, les diables, fort dépités, se retirent.
Le français, libéré des deux ailés aux pieds fourchus qui le serraient de prés, en profite aussitôt pour se faire la belle, sautant dans la poix, créant la surprise, laissant pantois nos deux voyageurs et les diables, on s’en doute, ivres de rage.
Furax d’avoir ainsi été berné, Groclébard se précipite mort de colère, suivi d’Ecrasegivre, voletant l’un l’autre et maladroitement, dans la précipitation, s’entravent, se percutent en plein vol et de rage s’empoignent l’un l’autre au dessus du bouillon et… s’écrasent dans la poix. Bien punis.
On aurait du s’en douter, la collusion diables-ruffians ne pouvait déboucher que sur un scénario catastrophe, donner lieu qu’à de rocambolesques surenchères et mal finir. Ce chant 22, florilège de rivalités verbales et de redomontades entre de méchants-diables et de vilains-escrocs ne pouvait qu’irriter ces esprits-retords et tourner au pugilat, à l’empoignade, à l’accident.
Fait.
Et Barbapoux d’aboyer des ordres, déclencher les sirènes afin que l’on extirpe de la chaude mélasse les englués aux ailes passablement cuites.
Mais ici, pas d’albuplast, pas de pharmacie. C’est pas le coin où l’on soigne.
Fin de partie.
Notez qu’au siècle dernier un producteur de cinéma eut l’idée de réunir de grands metteurs en scènes pour traduire au ciné la Divine Comédie. Dans cette trilogie, Frédéric Fellini tournerait l’Enfer, Ingmar Bergman traiterait du Purgatoire et Robert Bresson du Paradis. Fellini déclina l’invitation disant que cela avait déjà été fait… par Dante lui-même.
CQFD
Come i dalfini, quando fanno segno
a’ marinar con l’arco de la schiena
che s’argomentino di campar lor legno,
talon cosi, ad aleggiar la pena,
mostrav’ alcun de’ peccatori ‘l dosso
e nasconde in men che non balena.
Tels les dauphins s’arc-boutant quand ils font
des signaux aux marins pour les aider
à mettre à l’abri leur embarcation,
ainsi parfois, pour sa peine alléger
l’un des pécheurs se découvrait le dos
puis plus vite que l’éclair se cachait.*
*Traduction Daniéle Robert.