Feuilleton – L’Enfer : Chant 10
Pouvant désormais cheminer dans cette ville, ouverte par la puissance divine, Dante et Virgile conversent parmi les ruines.
Une ombre se lève d’entre les tombes et les interpèle.
Virgile invite Dante à répondre à cette voix qui s’exprime en toscan.
L’ombre fière et hautaine lui demande qu’elle est sa lignée, de quelle famille il descend.
C’est Manente di Jacopo degli Uberti, dit Farinata, chef d’une grande famille gibeline de Florence.
S’en suit un échange tendu ciblant histoires et faits ponctuels à l’origine des ces divisions (multiples) entre les différentes familles ou classes sociales ayant mis Florence et les cités italiennes à feu et à sang.
La famille de Dante, les Alighieri ainsi que celle de son épouse, les Donati ont de lointaines origines aristocratiques mais sont liées aux guelfes blancs. De part son activité à Florence, Dante lui-même fait parti de la confédération des libraires admise dans la corporation des médecins et apothicaires, favorable aux guelfes blancs. Il fût d’ailleurs un temps gibelin, filiation oblige, ses lointains ancêtres ayant appartenu à la noblesse romaine (lignée du « chevalier de lumière » Cacciaguida) ancêtre qu’il croisera au Paradis.
Rappelons ici, que les conflits entre possédants et déshérités existent depuis belle lurette (plébéiens et patriciens -500 avant JC) et sont constants dans l’Histoire. D’ailleurs, il suffit d’ouvrir les fenêtres ces jours-ci et voir ce qui se dit sur nos « ronds-points ».
Au Ducento c’est presque pareil, l’Europe entière est divisée entre guelfes et gibelins, ceux qui se disent « pour le pape » et ceux qui sont « pour l’Empereur », si l’on simplifie.
Les gibelins issue de la noblesse féodale soutenaient Frédéric II : l’empereur polyglotte du Saint Empire Romain Germanique. Contre eux s’étaient levés les guelfes, à savoir les autres, ceux qui n’ont ni titre ni pouvoir et veulent s’émanciper de la tutelle féodale (sic).
L’Eglise, par son message évangélique, se doit et se devait de défendre les opprimés. Gelfe au départ, elle n’a pas toujours montré la voie, jouant souvent dans l’équivoque, un rôle de trouble-fête, changeant de pied au gré des circonstances et de ses intérêts du moment, jetant l’anathème et excommuniant à tour de bras lorsqu’elle voyait des bénéfices lui échapper. Une déviance entachée par un goût immodéré du « pouvoir » qui n’avait rien d’équitable et que notre grand baroudeur devant l’éternel ne s’est pas privé de fustiger.
Si les possédants sont solidaires et savent rapidement où se situent leurs intérêts, cette clairvoyance n’est pas unanimement partagée chez les déshérités et les classes intermédiaires.
« Tout le monde voudrait vivre en théorie » disait (à peu prés) Desproges car, dans la vraie vie, les choses sont toujours plus compliquées.
En témoignent les dissensions entre guelfes blancs et guelfes noirs (au départ, une désolante histoire de familles florentines, une fiancée répudiée, refus perçu comme un outrage et lavé dans le sang ; le quartier s’embrase, la querelle tourne à la guerre civile).
En ce jour d’hiver 2018 où je vocalise sur le chant 10, le Brésil, par exemple, vient d’élire pour président un personnage que l’on pourrait qualifier de représentant des « gibelins », par son soutien à la classe dominante des propriétaires terriens, de l’armée… en expropriant les peuples premiers d’Amazonie. Et pourtant, beaucoup de supposés « guelfes » l’ont porté au pouvoir… par delà les siècles, toujours l’Histoire se plait à rebondir : Brazil Brazil).
Amer constat.
Evénement tout aussi amer pour Dante, dans sa trente septième année. Alors qu’il vient rencontrer le pape Boniface VIII à Rome en tant qu’émissaire des gelfes blancs de la ville de Florence, il y est retenu de force, victime d’une manoeuvre du pape et du roi de France s’alliant aux guelfes noirs et chassant les blancs de la ville de Florence. Dante réussit à s’évader mais il est condamné à l’exil par contumace, dépossédé de ses biens puis condamné à mort par le nouveau pouvoir florentin. Il ne pourra plus jamais revoir cette cité qu’il aimait tant.
Dante est mort à Ravenne, là est sa dépouille, là est son tombeau. La ville et les franciscains ayant toujours jalousement et secrètement su conserver ses ossements.
« La mente tua conservi quel ch’udito
hai contra te », mi coma quel saggio;
« e ora attendi qui », e drizzo ‘l dito :« quanto sarai dinanzi al dolce raggio
di quella il cui bell’ occhio tutto vede,
da lei saprai di tua vita il viaggio. »
« Souviens-toi bien de ce que contre toi
tu as entendu », me commanda ce sage,
« et écoute », dit-il, levant le doigt :
« Quand tu verras le rayonnant visage
de celle qui tout de ses beaux yeux voit,
d’elle tu sauras de ta vie le voyage.*
*Traduction de Danièle Robert (Editions Actes Sud).
Hervey
Osons !