Lire ou relire « L’usage du monde ».
En 1953 Nicolas Bouvier et Thierry Vernet partent de leur pays (à quelques encablures près) pour un long voyage au volant d’une Fiat Topolino à destination de … Belgrade, Istanbul, Ankara, Tabriz, Téhéran, Ispahan, Chiraz, Quetta, Kandahar, Kaboul et la frontière Pakistanaise que Nicolas franchira seul (son copain Thierry ayant regagné le Japon par avion pour s’y marier.
Collecte de départ : une assurance financière prévue pour durer chichement trois mois.
Ensuite ?
Ensuite, libre à eux de se débrouiller en gagnant leurs vies en chemin …
Une véritable épopée. C’est la copie du voyage que l’on peut faire en lisant ou relisant « L’usage du monde ».
Mais le voyage ne s’arrête pas à Kaboul. Dans l’impossibilité de traverser la Chine pour rejoindre le Japon, Nicolas poursuivra le voyage à pieds, en camion et à nouveau au volant de la Topolino… traversant le Pakistan, descendant l’Inde du nord au sud : Dehli, Bombay, Madras (« Route et déroute ») puis sera bloqué à Ceylan : (« Le poisson-scorpion »).
C’est ensuite par bateau qu’il gagnera Singapour, Saigon, Hong Kong, Manille, Yokohama enfin.
Si vous avez l’occasion de relire « L’usage du monde » vous y trouverez les raisons de l’échec afghan et du départ des troupes américains.
C’est l’histoire d’une incompréhension re-visitée par l’actualité.
Cela se passait vers l’an 1954 à Tabriz en Iran, Nicolas Bouvier raconte :
« Le point IV américain en Iran était alors comparable à une maison à deux étages où l’on poursuivait deux activités divergentes. Au premier, à l’étage politique, on s’occupait à combattre la menace communiste en conservant – par les moyens traditionnels de la diplomatie : promesses, pressions, propagande – un gouvernement honni et corrompu, mais de droite, au pouvoir. Au second étage, à l’étage technique, une large équipe de spécialistes d’employaient à améliorer les conditions de vie du peuple iranien. Roberts était de ceux-là….
– Vous rendez-vous compte, je vais là-bas pour leur construire une école, et quand ils me voient arriver les gosses ramassent des cailloux.
Il reprit en souriant : « Une école ! »
Je crois que l’Américain respecte beaucoup l’école en général, et l’école primaire en particulier, qui est la plus démocratique. Je crois qu’au nombre des Droits de l’homme aucun ne lui parait aussi plaisant que le droit à l’instruction. C’est naturel dans un pays civilement évolué où d’autres droits plus essentiels sont assez garantis pour que l’on n’y songe même plus. Aussi dans la recette du bonheur américain, l’école joue-t-elle un rôle primordial, et dans l’imagination américain, le pays sans école doit-il être le type même du pays arriéré. Mais les recette du bonheur ne s’exportent pas sans être ajustées, et ici, l’Amérique n’avait pas adapté la sienne à un contexte que d’ailleurs elle comprenait mal. C’était l’origine de ses difficultés. Parce qu’il y a pire que des pays sans école : il y a des pays sans justice ou sans espoir. Ainsi Tabriz, où Roberts arrivait les mains pleines et la tête bourrée de projets généreux que la réalité de la ville – car chaque ville a la sienne – démentait chaque jour.
…
En second lieu, cette école ne les intéresse pas. Ils n’en comprennent pas l’avantage. Ils n’en sont pas encore là. Ce qui les préoccupe, c’est de manger un peu plus, de ne plus avoir à se garer des gendarmes, de travailler moins dur ou alors de bénéficier davantage du fruit de leur travail. L’instruction qu’on leur offre est aussi une nouveauté. Pour la comprendre il faudrait réfléchir mais on réfléchit mal avec la malaria, la dysenterie, ou ce léger vertige des estomacs vides calmés par un peu d’opium. Si nous réfléchissons pour eux, nous verrons que lire et écrire ne les mèneront pas bien loin aussi longtemps que leur statut de vilain n’est pas radicalement modifié.
Enfin le mollah est un adversaire de l’école. Savoir lire et écrire, c’est son privilège à lui, sa spécialité. Il rédige les contrats, écrit sous dictée les suppliques, déchiffre les ordonnances du pharmacien. Il rend service pour une demi-douzaine d’oeufs, pour une poignée de fruits secs, et n’a pas envie de perdre ce petit revenu. Il est trop prudent pour critiquer le projet ouvertement mais le soir, sur le pas des portes, il donne son opinion. Et on l’écoute.
…
Roberts en viendrait bientôt à écrire dans ses rapports qu’il fallait peut-être renoncer à l’école pour s’occuper par exemple de l’adduction d’eau des vieux hammam qui sont des foyers d’infection virulents. Du temps passerait jusqu’à ce que ses supérieurs d’Amérique lui donnent raison. »
Hervey
https://www.franceinter.fr/emissions/histoires-de/histoire-de-du-dimanche-12-septembre-2021
Merci Claire.