Paul Cézanne et ses nombreuses « Sainte Victoire »…

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… Plus proche de l’esprit tao des peintres chinois que des séries « meule de foin » et « cathédrale de Rouen » de son contemporain Claude Monet.

Cézanne et Monet : Peut-on parler d’influences Mutuelles ?

Cézanne « Montagne St Victoire » Barnes

Bien que Cézanne et Monet se soient effectivement fréquentés tout en ayant eu chacun un respect mutuel pour le travail de l’autre, leurs démarches artistiques issues de recherches enracinées dans des quêtes aussi personnelles à chacun ne peuvent se comparer tellement elles sont distinctes.
Cézanne, avec son apparente « série » sur la Sainte-Victoire, cherchait essentiellement à comprendre et à décomposer la nature pour en saisir l’essence structurelle et immuable, tandis que Monet et ses séries désignées comme telle : les « Meules » et les « Cathédrales de Rouen », était lui, captivé par les variations transitoires de la lumière et de la couleur.
Dans ses séries Monet explore l’éphémère en tentant de saisir ce qui passe et échappe dans le sablier du temps, alors que Cézanne recherche en toute chose ce qui peut s’avérer être solide, stable et permanent, à l’opposé de son camarade Monet.
Le mot série utilisé pour désigner la démarche d’un Monet devient vite un faux-ami s’il est utilisé pour traduire les « Sainte Victoire » de Cézanne.
Le fait de reprendre le même mot pour désigner chacune dans ses démarches serait donc malvenu car Monet et Cézanne sont portés chacun à la recherche d’objectifs forts différents, voire diamétralement opposés.

Monet « Meule au soleil » 1891 Musée d’Art Zurich
Monet « Effeits de neige » 1891 Vermont USA
Monet « Cathédrale de Rouen « Impression du matin » 1893 Musée Folkwang Essen
Monet « Soleil du matin » Cathédrale de Rouen 1893 Musée d’Orsay

Les civilisations primitives, l’Orient et l’Occident ont exprimé pareillement cette fascination des « sommets » érigées en montagnes sacrés, demeure des Dieux, inaccessibles aux hommes.

Monument Valley en territoire Navajo : Ship Rock

Pétrarque et le Mont Ventoux : Histoire contée d’une toute première ascension physique et spirituelle.

Le 26 avril 1336 Pétrarque et son jeune frère accompagnés par deux domestiques décident de faire l’ascension du Mont Ventoux sur sa face Nord depuis Malaucène. Lors des premiers pas, ils rencontrent un berger qui les dissuadent d’aller plus loin. Peine perdue.
Après plusieurs échecs sur la bonne direction à prendre pour s’élever en direction du sommet et chemin faisant, a tout son temps pour méditer sur ce que lui évoque depuis longtemps ce désir d’ascension.
« Ce que tu as éprouvé tant de fois dans l’ascension de cette montagne, sache que cela arrive à toi et à beaucoup de ceux qui marchent vers la vie bienheureuse, mais ne s’en aperçoivent pas aussi aisément parce que les mouvements du corps sont manifestes tandis que ceux de l’âme sont invisibles et cachés. La vie que nous appelons bienheureuse est située dans un lieu élevé; un chemin étroit, dit-on, y conduit … »
Arrivé au sommet, épuisé par cette longue marche, il disserte sur ce qu’il voit ou devine au plus loin où peut porter son regard, à l’Est les frontons montagneux de l’Italie, la Méditerranée au Sud et le Rhône qui serpente jusqu’à la mer, les possibles Pyrénées vers l’Ouest…
… sortant le livre des Confessions de Saint Augustin qui l’accompagne dans cette ascension, il cite ce qu’il vient de lire au hasard :
« Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, les circuits de l’Océan, les révolutions des astres, et ils se délaissent eux-mêmes. »
Il ajoute :
« Je ne pouvais penser qu’elle fut l’oeuvre du hasard, tout ce que j’avais lu là, je le croyais dit pour moi et non pour un autre »
… et de citer à nouveau Saint Augustin et Saint Antoine en introspection sur sa propre vie et la vacuité des choses humaines.
Ebranlé par cette expérience, la troupe redescend murée dans le silence.
Le récit de cette ascension du Mont Ventoux est le témoignage d’une expérience physique et spirituelle fortifiant le corps et l’âme.

Le Mont Ventoux dans la Piéta de Quarton
Enguerrand Quarton : « La Piéta de Villeneuve-les-Avignon » vers 1460 Musée du Louvre

Dans la peinture « La Pièta de Villeneuve-les-Avignon » de Quarton, on peut voir sur la droite du tableau (indiqué ci-dessus par un cercle clignotant) le Mont Ventoux culminant à 1150 m visible de la cité des Papes d’Avignon.
Le Mont Ventoux est distant par la route de 150 km de la St Victoire haute de 1011 mètres.
Par temps clair, du haut du Mont Ventoux on peut voir la montagne St Victoire par delà la chaine du Luberon.
La Sainte Victoire serait-elle pour Cézanne ce que le Mont Ventoux fut pour Pétrarque ?

Cézanne a peint plus de 20 toiles et plus de 40 aquarelles de la montagne Sainte Victoire, fut-il un adepte de Pétrarque ou un admirateur de la grande tradition des paysagistes chinois qui invite tout peintre à vénérer ces hauts lieux pour tutoyer les nuages ?
Fortuit mais pas impossible !

Les écrits et les images mis en parallèles dans les deux tableaux suivant, indiquent sans équivoque une même familiarité de pensées et d’intérêts.

Ecrits de Cézanne

« Regardez cette Sainte-Victoire. Quel élan, quelle soif impérieuse du soleil, et quelle mélancolie, le soir, quand toute cette pesanteur retombe… Ces blocs étaient du feu. Il y a du feu encore en eux.
L’ombre, le jour a l’air de reculer en frissonnant, d’avoir peur d’eux ; il y a là-haut la caverne de Platon : remarquez quand de grands nuages passent, l’ombre qui en tombe frémit sur les roches, comme brûlée, bue tout de suite par une bouche de feu. »

« L’odeur toute bleue des pins, qui est âpre au soleil, doit épouser l’odeur verte des prairies qui fraîchissent là chaque matin, avec l’odeur des pierres, le parfum de marbre lointain de la Sainte-Victoire. »

« Ce que je cherche à traduire est plus mystérieux, il est entrelacé dans les nervures des arbres, dans la texture de la roche, dans la fraîcheur des brises.

« L’art est une harmonie parallèle à la nature »

Ecrits de Shitao

« Il y a cinquante ans je n’étais pas encore venu à l’existence avec les monts et les fleuves, non pas qu’ils eussent été valeurs négligeables mais je les laissais seulement exister par eux-mêmes mais maintenant les monts et les fleuves me chargent de parler pour eux. Ils sont nés en moi et moi en eux. J’ai cherché sans trêves des signes extraordinaires, j’en ai fait des croquis, monts et fleuves se sont rencontrés avec mon esprit et leur empreinte s’y est métamorphosée. »

Ecrits de Guo Xi

« Un homme vertueux se délecte des paysages pour que, dans une retraite rustique, il puisse nourrir sa nature, qu’au milieu du jeu insouciant des ruisseaux et des rochers il puisse se délecter, pour qu’il puisse constamment rencontrer dans la campagne des pêcheurs, des bûcherons et des ermites, et voir l’envol des grues et entendre le cri des singes. Le vacarme du monde poussiéreux et l’enfermement des habitations humaines sont ce que la nature humaine abhorre habituellement ; au contraire, la brume, le brouillard et les esprits obsédants des montagnes sont ce que la nature humaine recherche, et pourtant ne peut que rarement trouver. »

Shen Zhou (1417-1509)
HuangGongwang (1347-1350) »Séjourner dans les montagnes de Fuchun
Shitao « Brume et paysage »
Shitao (1642-1710) « Ermitage sur le mont Huangshan.
Shitao « Vue du Mont Huang »
Shitao « Montagnes »
Shitao « Ermitage »

Bien que les contextes culturels, philosophiques et temporels soient forts différents entre Cézanne et des peintres chinois classiques (dynasties Song et Quing), il existe chez Cézanne cette même quête d’harmonie avec la nature très proche de la spiritualité taoïste, même recherche d’unité avec le cosmos, même conscience profonde de l’équilibre du monde dans sa diversité.
Cézanne cherchait une voie au-delà de la simple représentation visuelle pour toucher à l’essence même des choses.
Sa démarche consistant à décomposer les formes en figures géométriques (cylindres, cônes, et sphères) et à explorer ces structures sous-jacentes de la nature traduit une quête d’ordre et d’harmonie universelle présente au coeur même de la philosophie taoïste, qui valorise l’équilibre, la simplicité, et l’intégration harmonieuse dans le monde naturel.
Dans la tradition artistique chinoise, particulièrement pendant les époques Song et suivantes, les montagnes ont toujours occupé une place prépondérante, non seulement pour leur beauté esthétique mais aussi pour leur signification spirituelle et philosophique.

Des peintres comme Li Tang (李唐) de la dynastie Song et Shitao (石涛) de la dynastie Qing ont incarné cette fascination. Leurs œuvres ne se contentent pas de représenter la nature ; elles cherchent à capturer l’essence de l’univers, la dynamique du yin et du yang, et la notion de « dao » (道, la voie).
La montagne devient alors un symbole d’élévation spirituelle, un lieu de retraite du monde profane, et un moyen de se rapprocher du divin ou de l’harmonie universelle, autant de signes qui auraient pareillement séduit l’auteur de « L’ascension du Mont Ventoux ».
La comparaison entre Cézanne et les peintres de montagnes chinois ouvre des perspectives fascinantes sur la façon dont différentes cultures abordent des thèmes universels tels que la nature, l’art, et la quête de sens.

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