Avec le Decameron, Boccace préparait déjà « le monde d’après ». En confinant sept jeunes femmes et trois jouvenceaux, il isolait et mettait en sécurité l’ADN de l’humanité pour une préservation temporaire. Projet réussi.
En l’an 1348 un terrible fléau s’abat sur la péninsule italienne, ravage la ville de Florence faisant selon Boccace plus de 100.000 morts. C’est la peste noire bubonique, dite encore « mal noir » parce les cadavres des pestiférés noircissaient et les bubons éclataient répandant une odeur pestilentielle. Un fléau d’une ampleur mondiale en ce Moyen-Age finissant; toutes les villes d’Italie et d’Europe sont touchées.
Dans son introduction au Decameron Boccace décrit l’effroi, les grandes fosses communes creusées dans des cimetières improvisés où sont alignés les cadavres superposés en plusieurs rangées, entassés « comme des ballots de marchandises dans les cales d’un navire »… « et si cela n’avait pas été vu par les yeux d’un grand nombre de personnes et par les miens, loin d’oser l’écrire, à peine pourrais-je le croire même si je l’avais entendu de la bouche d’une personne digne de foi ». « De ces choses naquirent diverses peurs et imaginations » nous dit-il, et on le croit volontiers mais son projet n’est pas de dire la folie du reste des vivants dans ce monde dévasté… au contraire il écrit l’histoire du DECAMERON comme un antidote à la peste, une oeuvre faite pour résister aux désordres des temps, forgé avec ses valeurs et ses propres armes. C’est « cent nouvelles, fables, proverbes ou histoires, comme on voudra les appeler, dites en dix jours par une honnête compagnie formée aux temps pestilentiux de la mortalité dernière ainsi que quelques légères chansons chantées par les dites dames pour leur plaisir. Dans ces nouvelles, se verront plaisants et âpres cas d’amour et autres événements de fortune, advenus aussi bien dans les temps modernes que dans les temps antiques. Les susdites dames qui les liront pourront aussi tirer plaisir de ces choses plaisantes qui y sont montrées et à prendre d’utiles conseils, en tant qu’elles pourront y reconnaitre ce qui est à fuir et pareillement ce qui est à suivre, lesquelles choses je ne crois pas qu’on puisse entendre, sans que l’ennui en soit dissipé. »
Un vieux vaccin toujours efficace : l’art, le grand Art.
Il faut lire ou relire Boccace et son DECAMERON.
Dans l’ouvrage collectif « Histoire Mondiale de la France » sous la direction de Patrick Boucheron, les historiens ont retenu plus de 150 dates qui ont fait la France. L’année 1347 s’interroge sur l’origine de la peste : « Vient-elle d’Asie centrale, du Kurdistan ou de la Volga ?… » puis l’année 1357 questionne : « Un monde nouveau émergera-t-il après la peste ? Partout en Europe grondent les contestations politiques… »
Ne sommes-nous pas rendus nous-mêmes dans un monde où tout s’arrête et se réplique une histoire déjà vue ?
Nous avions le sentiment d’être arrivé au bout d’un monde fini sans pouvoir nous dépêtrer d’un présent bien trop collant pour certains, bien trop insupportable pour d’autres lorsqu’un minuscule virus nommé COVID-19 vint par sa seule présence imposer sa loi, ce que fit pareillement la peste noire en ces années 1350 et pour exemple, vestige de ces temps passés, la cathédrale de Sienne qui faute d’ouvriers tailleurs de pierres, architectes, sculpteurs, dut interrompre ses travaux. Restèrent en l’état les piliers et la façade dressée sur le vide du ciel comme un mémorial pour les générations suivantes.
Somme toute, pour les historiens qui ont fait l’inventaire de tous les changements survenus dans les cités médiévales suite à la peste de 1348, le constat reste partagé. Malgré les révoltes des marchands et les jacqueries, malgré l’explosion des salaires bloqués à la hausse … en France, le pouvoir monarchique s’est maintenu.
Le jeu des analogies s’arrête avec l’arrivée nouvelle des dégradations environnementales, cortège funeste de nos sociétés industrielles et consuméristes : un point de rupture qui efface les points d’appuis de l’Histoire.
Aujourd’hui notre monde est au bord du gouffre.
Un nouveau Boccace serait le bienvenu avec un CAMERON II où l’on piocherait « d’utiles conseils … et y reconnaitre ce qui est à fuir et pareillement ce qui est à suivre, lesquelles choses … qu’on puisse entendre, sans que l’ennui en soit dissipé. »
Peintures de Sandro Botticelli. Illustrant l’Histoire de Nastagio degli Onesti du Decameron de Boccace.