L’aṣabiya occupe une place centrale dans la pensée du célèbre historien et sociologue arabe du XIVe siècle Ibn Khaldûn.
Le terme asabiya peut se traduire par esprit de corps, solidarité de groupe ou cohésion sociale.
Pour Ibn Khaldûn, c’est une forme de lien social, une force vive, un sentiment d’appartenance et de solidarité qui soude un groupe, qu’il soit familial, tribal, communautaire, que ce soit au sein d’un pays, d’une nation … et même d’une entreprise.
Pour Ibn Khaldûn, la force ou la faiblesse de l’asabiya est un marqueur de l’ascension ou de la chute des civilisations. L’histoire est donc vue comme un processus cyclique où l‘asabiya agit comme moteur du changement, mais aussi comme un facteur de stabilité sociale tant que l’asabiya reste forte.
L’asabiya est une force sociale avec ses codes qui unit un groupe (l’union fait la force), lui permettant de conquérir et de gouverner, mais inversement, diminue et se dilue quand la société atteint un certain niveau de prospérité (lorsque le confort matériel et la sécurité individuelle font oublier la solidarité et le bien commun), entraînant inévitablement le déclin et la chute de ceux qui jusqu’alors détenaient le pouvoir.
Pour Ibn Khaldûn, l’asabiya s’inscrit dans un cycle perpétuel de conquête et de déclin des groupes humains, agissant comme un pourvoyeur de grandeur et de décadence dans la marche du monde.
En résumé, l’asabiya est la boite noire de nos avions de lignes pouvant enregistrer, analyser et restituer toutes les données de vol d’un avion de son point de départ à son point d’arrivé à l’image du cheminement et des vies des empires ou des sociétés humaines, depuis leurs naissance jusqu’à leur ascension puis leur chute.
L’asabiya, cet outil intelligent aurait-il des vertus prédictives et mieux qu’une boite noire, pourrait-il nous servir de boussole pour éviter le pire ?
L’asabiya appliquée aux USA.
Le concept de l‘asabıya appliquée aux USA ressemblerait à ce film en accéléré permettant de visualiser l’évolution de la société américaine dans sa phase ascendante, depuis les premiers colons s’émancipant de la Couronne britannique, suivi par la conquête de l’Ouest américain puis la montée en puissance de son industrie, suivraient ses implications dans l’Histoire du monde, la victoire sur le fascisme, puis les trente glorieuses décrivant la montée triomphante du capitalisme américain jusqu’à … l’inversion de la courbe où s’amorce la descente avec la mondialisation des échanges suivie par la désindustrialisation du pays, la montée du capitalisme financier creusant des écarts de richesses jusqu’à … la situation actuelle affichant de multiples fractures (mouvement Black Lives Matter, contestation des élites par les populations rurales) biens visibles au sein d’une société fortement clivée parvenue aux points bas de la courbe en date des dernières élections de 2024.
En politique intérieure, l’asabiya négative montre des tensions toujours plus vives dans une société qui ne peut plus faire société et repousse l’idée de partage et du vivre ensemble, minée par le conflit nord-sud toujours présent en arrière plan depuis la guerre de sécession, un refus toujours plus marqué sur l’intervention de l’Etat et du consentement à l’impôt, cette ligne de partage traversant la société, apte à créer des regroupements de populations estampillés républicains ou démocrates comme autant de divisions irréversibles au sein de la fédération, poussant certains Etat à vouloir faire sécession (envisagée par l’Etat de Californie).
Autres signes du déclin ou asabiya négative au regard de sa politique extérieure, c’est le désengagement de l’Amérique sur la scène internationale, en Europe et au Moyen Orient pour se tourner vers la Chine, pays menaçant son leadership.
Si l’on cherche une asabiya positive, les signes sont plus rares si ce n’est l’émergence d’une nouvelle élite technologique comme noyau d’une asabiya moderne se reconstituant autour d’entreprises géantes, Google, Apple, Amazon, Facebook, X … fortes par leurs infrastructures et contrôle des données, innovantes avec la puissance de ses IA (LLM) faisant émerger de nouveaux lieux immatériels, futurs centres de pouvoirs et de dominations.
La mise à jour de ce concept d’asabiya appliqué aux USA permet de mieux cerner l’effet Thucydide et les dérives guerrières attenantes à l’histoire de ce déclin, tout en prévenant des bénéfices/risques qui font et défont nos sociétés.
La asabiya appliquée à l’Europe.
En Europe, on peut effectivement observer des dynamiques de l’asabiya décrite par Ibn Khaldûn, notamment face aux défis majeurs les plus visibles comme la guerre en Ukraine et les questions environnementales. Ces événements révélant des tensions internes mêlées à des efforts de solidarité collective peuvent être analysées sous cet angle.
Très vite, en réponse à l’invasion russe, les pays européens ont fait preuve d’une certaine unité en adoptant des sanctions économiques contre la Russie et en soutenant militairement l’Ukraine.
Cette guerre a conduit à un renforcement de l’identité européenne face à une Russie perçue comme une menace extérieure et de la nécessité de prendre des initiatives communes pour une défense européenne et la réduction de la dépendance énergétique aux énergies fossiles russes.
Pourvu que cela dure !
Car cette cohésion reste fragile.
Certains pays, comme la Hongrie, ont exprimé des réticences face à certaines sanctions ou ont critiqué la ligne politique dominante, révélant des tensions internes sur les questions de dépendance énergétique qui contraint l’Allemagne, privée de gaz, obligée de mettre un genou à terre, touchée dans sa production économique, trop dépendante du fournisseur russe Gazprom.
Les questions environnementales constituent cet autre défi majeur, où la asabiya européenne se manifeste de manière contrastée, ne sachant pas choisir, tiraillée entre des impératifs communs et des intérêts particuliers, responsables de fractures internes.
L’Union Européenne a été à l’avant-garde des politiques climatiques mondiales, cherchant à imposer des normes strictes sur la réduction des émissions de CO₂, les énergies renouvelables, et la transition verte. Cette volonté d’agir collectivement renforce une asabiya autour des enjeux environnementaux, avec l’idée de protéger non seulement l’Europe, mais aussi la planète.
Pourtant, ce constat scientifiquement établis ne fait pas consensus et les politiques climatiques divisent les pays membres.
Certains États de l’Est, comme la Pologne, qui dépendent encore beaucoup du charbon, se montrent réticents face aux objectifs climatiques de l’UE, perçus comme trop ambitieux et économiquement contraignants. De même, la France et l’Allemagne ont eu des différents sur l’avenir du nucléaire, avec des visions divergentes de la transition énergétique.
C’est visible, selon les Etats, les défis environnementaux ne sont pas perçus de la même manière. Les pays nordiques, très engagés en matière écologique, voient la crise climatique comme une priorité absolue, tandis que d’autres nations, confrontées à des crises économiques ou sociales, donnent la priorité à la croissance économique et à la stabilité sociale.
A ces divergences s’ajoutent la diversité des langues et des cultures comme n’étant pas des facteurs d’unité et l’absence d’une Europe politique rend à elle seule problématique la naissance et la formation d’une asabiya européenne forte.
Un autre principe inscrit dans la philosophie libérale : les bienfaits de la concurrence pose problème.
Ce totem inscrit dans le marbre bat en brèche l’esprit de force et d’unité indispensable à la naissance d’une asabiya forte.
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